6 septembre 2012

Le repos du nomade

Pendant toute mon aventure, j'ai publié un carnet de voyage aux deux semaines dans le quotidien La Tribune. Voici la reproduction du bilan qui y a été imprimé le 18 août dernier.

Source : CUSTEAU, Jonathan. « Le repos du nomade », La Tribune, samedi 18 août 2012, p. 10.
Les liens que l'on tisse dans un voyage comme celui-là sont beaucoup plus forts qu'on peut se l'imaginer. Ils laissent souvent songeur, toujours un peu triste après chaque adieu, et nous plongent dans une solitude qu'on ne craignait pourtant pas, comme ici sur l'île de Mykonos, en Grèce.

Le repos du nomade


Permettez-moi d’avoir la gorge nouée. Permettez-moi d’avoir la tête qui tourne, saoulé de ces six mois écoulés. En passant la porte de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, mercredi, le livre s’est refermé dans un fracas assourdissant. J’ai fermé la boucle, mis fin à six mois de vagabondage autour du monde. J’ai rangé les voiles. Je suis rentré. Et je refuse toujours d’entendre l’alarme du quotidien qui reprend ses droits.

Après six mois à voguer de découverte en découverte, j’essaie encore de me poser. Ce qu’elle me manquera cette liberté de me lever chaque matin dans un pays différent. Dans un pays que j’aurai choisi.

Je m’ennuierai de ces amis du moment rencontrés à tout hasard, ces citoyens du monde qui carburent à la même essence que moi, qui comprennent sans poser de questions. Je m’ennuierai de l’enivrement de me prétendre Chinois, Grec ou Portugais, agissant comme si manger au café du coin, prendre le métro, étaient affaires de routine.

Je m’ennuierai de cet instant magique où on cesse d’être touriste pour naviguer à son aise, capable de retrouver son chemin dans ces villes que l’on fait nôtres.

On m’avait dit que je ne reviendrais probablement pas intact. Que je deviendrais meilleur. Est-ce qu’on devient meilleur en prenant le large pendant six mois? On gagne en maturité, en sagesse, en folie peut-être. Mais est-ce que ça fait de nous quelqu’un de meilleur?

Six mois autour du monde, c’est bien loin d’être un trip de hippie pour fumer de l’herbe et se faire pousser des tresses.

Six mois à voyager, c’est essayer de saisir l’insaisissable un peu plus chaque jour. C’est arrêter le temps dans chaque seconde qui nous coule toujours aussi vite entre les doigts. C’est s’imprégner d’images qu’on doit laisser aller en sachant qu’on risque tôt ou tard de les oublier.

C’est accepter de mourir un peu chaque jour avec ces instants qui ne reviendront pas, qu’on ne pourra jamais décrire ou expliquer à la hauteur des émotions qu’ils nous ont fait vivre. Le paradoxe, c’est bien de cumuler tellement de moments inoubliables qu’on finira certainement par en laisser s’effacer. Et on se déteste un peu pour ça.

J’ai souri comme un idiot dans un tuk-tuk au Cambodge, par pure satisfaction du moment présent; j’ai ouvert les yeux grands comme ça en apercevant les côtes de l’Australie; j’ai trouvé une paix insoupçonnée dans le désert de Wadi Rum en Jordanie. Mais plus que tout, je retiendrai chacune des rencontres qui définissent désormais les pays visités.

Dans tous ces visages, j’ai vu le monde! Bien plus que dans des lopins de terre et des ruines toutes plus anciennes les unes que les autres. Je me suis fait des amis pour la vie!

Il y a d’ailleurs de ces moments où on a envie de tout arrêter, de serrer ces gens tellement fort pour ne pas les laisser partir. Parce qu’ils nous ont fait sentir chez nous dans cet autre ailleurs, parce qu’on bâtirait une maison juste là, en emprisonnant chaque jour dans une grande bouteille ce bonheur instantané.

J’ai retiré bien plus de chaque mot échangé avec un ami étranger que de chaque kilomètre parcouru entre ici et là-bas. Ces amis vous font sourire, vous arrachent une larme au moment de dire adieu, vous font réfléchir plus que la sagesse acquise avec le temps qui, au bout du compte, ne fait que passer. Je m’ennuierai de tous ces gens pour qui, en si peu de temps, je suis devenu quelqu’un.

Ces six mois ont été remplis de petits bonheurs innocents, d’éclats de rire spontanés qui permettent de puiser dans l’enfant en soi pour explorer, expérimenter, prendre des risques,  cesser de se poser des questions et faire fi des conséquences…

Parce que plus on apprend, plus on comprend qu’on ne sait rien. Plus on voyage, plus on comprend qu’on n’a rien vu. Et pourtant, pourtant, après 20 pays, 72 villes, 28 avions, 58 auberges de jeunesse et plus de 16 000 photos, on pourrait souhaiter une illumination ou deux. Rien! Rien que le sentiment de vouloir en voir encore plus!

Je pourrais donc disparaître à nouveau dans une semaine, un mois, un an. Difficile de rester en place quand il y a tout un monde, là dehors, qu’il reste encore à explorer. J’ai aussi envie de réaliser tant d’autres rêves, de voguer sur cette erre d’aller.

Six mois autour du monde, c’est aussi une leçon de lâcher prise. Lâcher prise sur ce qu’on ne peut contrôler, oui, mais aussi accepter de vivre en sachant qu’on abandonnera chaque petit bonheur continuellement. On s’arrachera à ces endroits qu’on aime, à ces gens qu’on voudrait côtoyer un peu plus longtemps. Il faut l’accepter, c’est tout.

Six mois autour du monde, c’est vivre coûte que coûte. Vivre plutôt que survivre. Parce que cette vie-là, elle n’a pas de prix.

Permettez-moi donc d’avoir la gorge nouée au moment de conclure ce voyage d’une vie. Permettez-moi d’avoir la gorge nouée au moment d’écrire ces dernières lignes qui tournent définitivement une page que je me refuse encore à tourner. Et pardonnez-moi s’il m’arrive d’avoir encore la tête dans un autre fuseau horaire.

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